20 ans après la circulation du 1er train de marchandises privé, la mise à mort de Fret SNCF

Publié le par Bernard Aubin

Juin 2005 : circulation du premier train du privé, opéré par Connex, entre Dugny (Meuse) et Dillingen (Allemagne)

Le 23 mai 2023, le ministre délégué aux transports, M. Clément Beaune, annonçait que l’application à Fret SNCF d’un plan  « de discontinuité ». Une orientation qui consiste à céder des activités et des actifs à des entreprises concurrentes, et à scinder la Société Anonyme en deux nouvelles entreprises, l’une ferroviaire, l’autre de maintenance avant le 31 décembre 2024.

Cette décision scellait la fin de l’activité marchandises de la SNCF, autrefois pilier de l’Entreprise Publique et vecteur de développement durable avant la naissance même de cette expression. Elle survint paradoxalement au lendemain d’une décision de la Commission Européenne visant à doubler la part modale du ferroviaire dans le transport de marchandises d’ici à 2030. Orientation presque contradictoire, dans la mesure où la SNCF en général et sa branche fret en particulier ont été les victimes de la politique ultralibérale menée au niveau européen.

Une politique de casse du rail dont la première étape fut la directive européenne 91-440

Intitulé avec cynisme « directive relative au développement de chemins de fer communautaires », le texte qui aurait dû être intégralement transposé en droit national affichait les ambitions :

  1. « d’assainir la situation financière des entreprises historiques pour les rendre compétitives, notamment en réduisant leur endettement
  2. de les rendre indépendantes de l'État en établissant une comptabilité propre  
  3. d’ouvrir  les réseaux aux entreprises ferroviaires des autres États-membres dans certains secteurs (transport combiné et transport international de marchandises).
  4. de séparer la gestion de l'infrastructure ferroviaire de celle de l'exploitation des services de transport, au moins sur le plan comptable, de manière à garantir une plus grande transparence dans l'utilisation des fonds publics »

L’insurmontable handicap de la dette et d’une concurrence inéquitable

Cette directive fut suivie de plusieurs « paquets » (ensemble de textes européens) visant à ouvrir progressivement les réseaux ferrés à la concurrence intramodale. Mais si les chemins de fer allemands ont été désendettés de près de 73 milliards d’euros en 1993, conformément au premier point de la directive, l’Etat français refusa d’en décliner ce point avant l’arrivée d’Emmanuel Macron.

Celle-ci fut reprise partiellement et très tardivement, mais en contrepartie du démantèlement du Statut des Cheminots (à compter de 2020, les nouvelles embauches se font hors Statut) et de la transformation des EPIC SNCF en 5 sociétés anonymes.

La SNCF se trouva ainsi confrontée au fil du temps à deux types de concurrence : la concurrence intermodale, implicitement encouragée par des législations économiques et sociales très permissives, à laquelle vint s’ajouter la concurrence intramodale.

Handicapée par sa lourde dette, et l’absence d'harmonisation sociale entre cet opérateur historique et les nouveaux « coucous du rail », la branche marchandises de l’entreprise publique s’est très vite trouvée confrontée à un défi insurmontable : atteindre l'équilibre financier. Précisons que les nouveaux opérateurs ont dès leur arrivée phagocyté les trafics les plus rentables, obligeant la SNCF a sacrifier le « wagon isolé » (desserte porte à porte) écologique par essence, mais coûteuse, et dont les pertes étaient autrefois financées par les trains complets.

Fuite en avant vers l’abîme

Privé du soutien de l’Etat français, lestée par des lois anti-ferroviaires, Fret SNCF fut contraint de se débrouiller seul pour tenter de reculer l’échéance d’une mort certaine.

2800 gares furent fermées au fret en 1993. Les « plans fret » se sont succédés. Initié par le Directeur Rol-Tanguy, mis au point et décliné par Marc Véron en 2007, le plan éponyme consacra la fermeture de nombreux triages, la suppression de trafics jugés non-rentables, la disparition de centaines d’emplois. Il marqua au fer rouge la mémoire des cheminots qui n’avaient jamais dû affronter un tel démantèlement de leur outil de travail.

Les diverses initiatives qui suivirent ne rencontrèrent bien évidemment pas un meilleur succès. En effet, le deal « subvention » contre nouvelle phase de démantèlement ne pouvait que conduire qu’à l’affaiblissement du malade, telles la saignée pratiquée au moyen âge.

Seul l’établissement d’une concurrence loyale entre modes de transports, doublée d’une politique nationale volontariste, aurait pu assurer au fret ferroviaire l’avenir qu’il mérite.

Dernière étape vers l’échafaud

La Commission Européenne, elle-même à l’origine des principaux « malheurs » de Fret SNCF, mena récemment une enquête sur les subventions allouées par l’Etat français à Fret SNCF entre 2007 et 2019. Souhaitant éviter une procédure juridique à l’issue incertaine, le Ministre des Transports Clément Beaune prit sans état d'âme la décision d’emboiter les pas aux injonctions de la Commission Européenne. Cela a eu pour conséquence le transfert de 30% de l’activité fret SNCF  à la concurrence, et aboutira le 1er janvier 2025  à la cession de 40% des actifs (des locomotives et installations) et à sa séparation en deux entités, opérationnelle et maintenance.

Injonctions contradictoires et incantations stériles

Dès ses premières interventions touchant aux marchés ferroviaires, la Commission Européenne justifia toujours ses orientations par une volonté de développer les modes de transports alternatifs à la route. Mais dans la réalité, aucune directive n’appuya cette idée. Au contraire, le libéralisme, seule ligne directrice de ses décisions, poussa au démantèlement du rail, notamment par un sabordage délibéré des entreprises historiques.

Ironie du sort, c’est que la France vient de passer sous les fourches caudines de cette même Commission, pour avoir commis le crime de tenter de soutenir une activité elle-même compromise par les orientations européennes.

Que dire aussi de toutes ces incantations fallacieuses égrenées par les politiques au fil du temps : Grenelles de l’Environnement, COP 21 et suivantes, promesses de redéploiement des moyens de transports alternatifs, plan de soutien financiers rarement concrétisés… ?

De fallacieuses promesses dont le seul but était de dissimuler derrière un paravent le démantèlement des entreprises historiques qui jadis contribuèrent au développement de l’Europe d'une manière écologique qui ne portait pas encore son nom.

En 20 ans,  et malgré une ouverture à la concurrence censée doper le trafic ferroviaire, Fret SNCF a perdu près de 10 000 emplois, les parts de marché du rail sont demeurées quasi-constante (10 %), les entreprises privées drainent 50 % des trafics sans dégager de bénéfices significatifs. 

Le démantèlement de Fret SNCF intervient alors que le réchauffement climatique se confirme et que le rail n’a jamais été aussi pertinent. Une ineptie totale, fruit d’une idéologie technico-libérale mortifère qui se répand depuis trop longtemps et se doit plus que jamais d’être combattue avec force.

 

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