Concurrence ferroviaire : l'arme de destruction massive du rail
Circulation du premier train du privé, encadré par des cheminots, en 2005
A la veille de l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, les dirigeants de la SNCF se voulaient rassurants : « il n'y aura pas de grand soir », affirmaient-ils. Et ils avaient raison. Le tout premier train privé, une rame de wagons de chaux circulant entre la Lorraine et l'Allemagne en 2005, n'avait rien d'impressionnant. Et pourtant. Une quinzaine d'années plus tard, plus de vingt opérateurs privés sont présents sur le réseau. Leurs trafics ? Non pas ravis à la route, comme le brandissait cette Union Européenne prise de frénésie libérale, mais essentiellement piqués à la SNCF. Globalement, malgré l'arrivée sur les rails français de cette concurrence annoncée comme « salvatrice », le transport de marchandises a poursuivi son déclin au profit de la route. Même pas à l'avantage de routiers français, d'ailleurs, mais assuré par des travailleurs venus de pays où le SMIC oscille autour de 600 euros. Brillante réussite économique, écologique et sociale, que cette libéralisation des marchés. Jadis financé par les trafics « rentables » de la SNCF, par un principe de vases communicants, le « wagon isolé » a pratiquement disparu. La privatisation, c'est aussi de genre de dégâts collatéraux rarement évoqué... Comme la suppression de 10 000 emplois à Fret SNCF dans un silence assourdissant. Non, il n'y a pas eu de « grand soir », juste des lendemains difficiles.
La concurrence « Voyageurs », elle, s'était faite plus discrète... dans un premier temps. Les directives européennes l'imposent depuis 2009 sur les parcours internationaux, mais les grandes compagnies ont judicieusement privilégié la coopération à une concurrence fratricide. Un seul opérateur privé est apparu sur les rails, Thello, dont la desserte se limite à un axe France-Italie. Des trains qui depuis 2018 drainent quand-même une partie de la clientèle TER Paca, dans le cadre du « cabotage » autorisé par la loi, et mis en œuvre par la Région. En 10 ans, il ne s'est donc pratiquement rien passé. Mais désormais, une autre date butoir pointe le bout de son nez. En décembre 2019, fin du monopole de la SNCF sur les TER et autres TET. Et cette fois, le grand soir aura bien lieu, au rythme des annonces qui se succèdent. Peu échaudés par les exemples pourtant factuels des dégâts occasionnés par la libéralisation des services publics, de nombreuses Régions trépignent dans l'attente de l'arrivée de nouveaux opérateurs ferroviaires... Une entrée en matière qui ne se fera pas à dose aussi homéopathique que leurs dirigeants l'affirment. Les conquêtes ne visent pas que les dessertes. La remise à niveau et le suivi des infrastructures, l'entretien du matériel roulant, l'information des voyageurs feront partie du lot... perdant pour la SNCF. C'est tout un ensemble de services qui se trouve dans le collimateur.
La rengaine est connue : grâce au privé, on fera mieux et moins cher. Une analyse menée délibérément par le petit bout de la lorgnette, et répétée à l'envi. L’électricité et le gaz ? L'ouverture du marché les a fait respectivement bondir de 25 et de 56 % ! La Poste ? Le prix du timbre ne cesse d'augmenter alors que les boites au lettres disparaissent, que les délais d'acheminement du courrier ne cessent de s'allonger, et que les salariés précaires et sous-payés ont remplacé le personnel à statut. L'eau potable ? Un vrai scandale avec un prix au mètre cube qui s'est envolé en prévision de la remise à niveau du réseau... qui n'a jamais été réalisée par les sociétés privées qui en présentent désormais la facture... aux municipalités... Et le train. Passons sur les accidents survenus en Angleterre mettant en cause les nouveaux opérateurs. Restons en à la tarification. Outre-Manche, le prix du train est 30% plus cher qu'en France. Sur certaines lignes privatisées, le prix du billet a bondi de plus de 100 %... Et surtout, ne comptez ni sur une compatibilité tarifaire entre compagnies ou sur une hypothétique correspondance entre les trains des différents opérateurs. L'ancien Premier ministre John Major n'avait-il pas, lui aussi, encensé cette concurrence dans les mêmes termes que le font les élus des Régions aujourd'hui, avant que, après quinze années d'échec , la Grande Bretagne entame un virage à 180 degrés. Au final, devinez qui a payé la facture de cette politique désastreuse. Le contribuable, bien évidemment. Mais entre-temps, les opérateurs privés s'en sont mis plein les poches !
La concurrence est au service public ce qu'est la bombe atomique à un conflit : une arme de destruction massive... Elle détruit, mais aussi elle irradie...
Sur le plan économique, tout d'abord. L'arrivée de nouveaux opérateurs privera la SNCF de bénéfices. De plus, la disparition d'une partie de ses trafics reportera les coûts fixes sur ses autres trains, la rendant ainsi de moins en moins compétitive. Et c'est ainsi que de fil en aiguille, la SNCF ne pourrait en être réduite qu'à gérer les lignes les moins "intéressantes" aux frais du contribuable, voire à les fermer. L'exemple du fret ferroviaire est, à ce sujet, très révélateur : l'on assisté à la disparition de tous les trafics « moins rentables » dont les pertes étaient compensées par les trains plus lucratifs... jusqu'à ce que ceux ci ne passent au privé.
Sur le plan organisationnel, il paraît évident que la multiplication des opérateurs est totalement antinomique avec un mode de transport qui exige cohésion et intégration. La diversification des normes, des conditions d’exploitation des trains, et des lignes aura pour conséquence d'induire de nouvelles rigidité dans l’exploitation du réseau. Faut-il le rappeler, le regroupement des compagnies de chemin de fer privées déficitaires en une SNCF unifiée avait sauvé le chemin de fer français du désastre, à quelques sacrifices près. Quid des correspondance entre trains du privé et trains de la SNCF ? Quand les TER circulant entre Thionville et Nancy seront acheminés par les CFL, ne comptez pas à ce que la SNCF autorise leurs passagers à prendre le TGV en cas de dysfonctionnement !
Sur le plan social... et citoyen
Rappelons tout d'abord que la SNCF s'est fixée des objectifs pour réduire ses coûts... En 2017, elle mettait sur rail, dans le Grand-Est, 200 TER supplémentaires par jour à coût constant. D'ici la fin de l'année, l'entreprise publique devrait réduire ses coûts de structures de 20 % et devrait accueillir 200 000 voyageurs de plus à bord de ses TER et Tranciliens... Alors, pourquoi un tel acharnement à la bouter, elle et son personnel, hors de son réseau ?
Est-ce le peu de ce qu'il reste du statut des cheminots qui se trouve dans le collimateur ? Est-ce que l'usager sera mieux servi par les employés d'autres compagnies peut-être mieux payés, d'ailleurs, mais aux conditions d'emplois plus précaires ? Paiera-t-il moins cher ? Non, il ne pourra que payer plus, selon des orientations d'ores et déjà arrêtées au niveau national !
Dans le Grand-Est, la Région souhaite faire appel à des entreprises étrangères pour assurer des TER. Est-ce là une attitude citoyenne, responsable, alors que la France compte plus de 6 millions de chômeurs ? Idem concernant les grandes lignes nationales dont certaines seront exploitées par le privé-étranger... Elle est belle, notre Europe !
Le mouvement des Gilets Jaunes aura démontré au moins un chose : la fracture grandit entre élus politiques et électeurs...
Mais ces derniers oublient trop souvent que ce sont eux qui, par conviction, cupidité ou indifférence, ont mis en place les premiers. A méditer avant les futures élections européennes !