Verbalisation, "agents méritants" : la SNCF sur le fil du rasoir

Peut-on à la fois condamner la fraude et dénoncer les méthodes mises en œuvre pour la juguler ? Ce serait presque un bon sujet de philo. Les médias se sont récemment fait l'écho d'une initiative d'un «Établissement » SNCF. Une récompense sous forme de chèques-cadeaux est offerte à des agents d’accueil assermentés zélés selon les uns, professionnels selon d'autres, qui percevront les plus grosses sommes grâce aux PV dressés pour incivilités. Des comportements qui ont hélas tendance à se généraliser, compte-tenu du délitement de la société.
Autre domaine, autre forme d'encouragement. Un agent a posté sur un réseau social une affichette détaillant les conditions d'accès d'une salle de repos réservées aux cheminots « méritants ». Le syndicaliste précise : « Ceci n’est pas un fake ! Voila comment les agents SNCF à Asnières, sont traités par la direction. Une pause accordée en fonction des bons points que les chefs donnent à l’agent... Une honte @GroupeSNCF L’esclave qui avait récolté le plus de coton avait le droit à une pause... ».
La Direction Générale s'est gardée de condamner formellement la première initiative. La SNCF en profite même au passage pour rappeler que la fraude lui coûte chaque année 300 millions d'euros. Mais face au tollé généré par l'initiative mise en oeuvre à Asnières, elle s'est sentie obligée de prendre ses distances. La SNCF a condamné «fermement une initiative purement locale» et réclamé le «retrait immédiat» des affichettes, ceci étant «contraire aux valeurs RH de la SNCF». Contraire, vraiment ?
Ces deux mesures ont pour point commun la volonté d ' « encourager » les agents. Mais encourager à quoi, telle est la bonne question ! La SNCF « encourage » des agents d'accueil à dresser le maximum de PV. Mais est-ce vraiment le rôle d'un « agent d'accueil » d'exercer des missions répressives à l'encontre des usagers ? N'est-ce pas la mission d'agents spécialisés, comme ceux de la SUGE ou des forces de l'ordre conventionnelles, de faire respecter les lois au sein des emprises publiques ?
Autre question, sociétale cette fois. Depuis quelques décennies, les parents rechignent à éduquer leurs enfants, les français s'appliquent à briser les règles qui firent de leur pays celui des droits de l'Homme... L' « interdit d'interdire » de mai 68 se paie au prix fort, 50 ans après. La société se délite peu à peu... Certes.
Mais Pour sa part, la SNCF oublie qu'elle contribue largement à favoriser ces dérives, en supprimant la présence humaine dans les emprises ferroviaire et à bord des trains. Ce qui est indécent, ce n'est pas d'infliger une amende de 68 euros à un fumeur sur un quai... Le contrevenant sait à quoi s'attendre, la loi EVIN date de 1991 ! Ce qui est indécent, c'est qu'une entreprise utilise les derniers personnels en contact avec la clientèle, survivant de sa campagne de déshumanisation, pour réprimer des comportements encouragés par ses décisions.

Revenons-en à la seconde initiative. Pour se reposer, il faut mériter... Après tout, quoi de plus normal ? Le salarié qui exerce correctement son métier est par définition méritant. Il l'est plus encore dans un environnement désorganisé par la technocratie, géré par des dirigeants souvent exclusivement braqués sur des objectifs financiers, qui transforment les agents en « collaborateurs », s'expriment fièrement en franglais, et ignorent pour la plupart les contraintes ferroviaires basiques.
A Asnières, autre définition de l'implication professionnelle : pour être « méritant », il est nécessaire d'être efficace en cas de situation perturbée, de participer à « nos agents ont du talent », d'obtenir une excellente note à une Évaluation Client Mystère ou de faire partie d'une équipe ayant envoyé plus de cinq mails par agent....
Et là, on croit rêver, ou plutôt faire un cauchemar... Etre « méritant », ce n'est donc pas contribuer au quotidien à la bonne marche du service, mais sacrifier en partie à des exercices de « bobos » comme envoyer un maximum de mails (à qui, pourquoi, dans quel intérêt... ?) ou s'impliquer dans la campagne d'auto-satisfaction « nos agents ont du talent ». Remarque sans équivoque d'un usager sur ce sujet (site internet SNCF) : « Et le talent d amener le train à l heure c est possible? ». Tout est dit !
SNCF technocratique, SNCF « bobo », SNCF de plus en plus déconnectée du ferroviaire et du bon sens que cette technologie impose pourtant.
Les anciens doivent se retourner dans leur tombe. On n'est plus loin de toucher le fond.